02 mai 2014

Expert vs. manager

Veuillez trouver ci-joint un intéressant article sur le thème : « Faut-il nécessairement aspirer à devenir manager aujourd’hui ? » La question est de savoir si on peut faire une carrière professionnelle digne de ce nom, au sein d’une organisation, sans passer par l’encadrement, d’une équipe, d’un projet,… ? Ma réponse est clairement positive mais l’organisation des entreprises, en France, le permet difficilement…

Un des intervenants explique : « Après avoir acquis une expertise, la progression logique est de devenir responsable d’équipe ou de prendre en charge la gestion d’un projet. »

Il y a deux autres métiers que l’on peut faire, dont un joli : c’est expert.

Je suis expert. Il ne s’agit pas, pour moi, de fanfaronner sur mes extraordinaires compétences mais sur un mot qui figure dans ma fiche de poste. La rubrique « activité » ne contient que ce mot. La plupart de mes confrères ont « chef de projet ». Un d’eux a « chef de projet » suivi du domaine (mais la nomenclature a changé depuis son embauche).

On sait ce qu’est un manager, voir la phrase ci-dessus, mais assez peu ce qu’est un expert.

D’ailleurs la confusion entre expertise et compétences me sidère, surtout quand elle vient de spécialistes. Selon Wikipedia : « Les compétences sont les capacités d'un individu à exercer une fonction ou réaliser une tâche, généralement dans le cadre d'un travail en entreprise. » « L'expert n'est pas simplement celui qui sait, sur un champ délimité de savoir. Son expérience reconnue lui permet d'apporter une réponse argumentée à une demande d'expertise. »

Toute ma vie, j’ai travaillé avec des personnes très compétentes mais j’ai vu relativement peu de vrais experts, c'est-à-dire de personnes aptes à utiliser des compétences, plus ou moins fortes, pour faire autre chose. Un expert en assurance automobile, exemple que je vais utiliser dans ce billet parce que tout le monde sait plus ou moins ce que c’est, aura de fortes compétences en automobile et les mettra à profit pour évaluer le coût d’un accident (ou, plus exactement, des réparations). Ce n’est pas pour cela qu’il sera un mécanicien ou un carrossier très compétent.

Premier exemple – le faux expert

Le premier type qui m’a été présenté comme expert, dans ma carrière, en 1993 était un ingénieur système fort compétent qui connaissaient Windows NT sur le bout des ongles. Cet OS est sorti en juillet, cette année là, mais Microsoft avait un programme pour former des développeurs à ses nouveaux produits (à l’époque, c’était la révolution !). Mon collègue d’alors avait reçu un diplôme qui permettait à l’entreprise d’être partenaire officiel de Microsoft.

Le directeur du département l’a alors considéré comme expert pour lui donner un poste qu’on appellerait « transverse », maintenant. Il avait comme rôle de faire tourner les logiciels que nous produisions pour MS DOS dans l’environnement Windows. C’était une erreur, une double. D’abord, pour être expert, il faut un minimum d’expérience. Ensuite, il faut savoir utiliser ses compétences, pour apporter une réponse argumentée, comme ils disent dans Wikipedia.

Deuxième exemple – le compétent qui passe manager

Je parlais d’expert en assurances automobile. Ce qu’on demande au monsieur est d’estimer le coût d’une réparation et voir si cela vaut le coup de la faire en fonction de la valeur de la voiture. On ne lui demande pas de la réparer. De fait, le carrossier sera infiniment plus compétent que lui pour une réparation.

S’il est bon et dans un grand garage, le carrossier finira par remplacer le chef d’atelier carrosserie pendant les congés de ce dernier puis quand il sera à la retraite. S’il s’en sort bien, il finira chef d’atelier, englobant la carrosserie et la mécanique.

Il sera peut-être un bon chef mais ne sera compétent que pour la carrosserie, pas pour la mécanique. Comme il passera son temps à recevoir des clients, à préparer des devis, à communiquer avec les autres services (commerciaux, facturation,…), il finira par ne plus connaître parfaitement les deux métiers, d’autant que les techniques évoluent.

Pour peu qu’il soit débordé par sa mission, il sera victime du principe de Peter : il aura atteint son niveau d’incompétence.

Troisième exemple : le manager qui passe expert

Le patron du garage, constatant que ce dernier ne fonctionne plus trop, il nommera un nouveau manager pour l’atelier, l’ancien aura pour rôle l’accueil des clients, la validation des devis,… Mais le management (gestion des réparations, du personnel,…) sera entièrement fait par le nouveau.

Voila notre ancien avec un rôle d’expert. Tout ce qu’on lui demande est « d’apporter une réponse argumentée » à des clients.

Quatrième exemple : moi…

J’ai commencé par faire du développement informatique dans un cabinet de conseil, ce que j’ai fait pendant neuf ans (huit, si on considère mon année au service militaire, mais j’y faisais en gros le même job). J’ai donc acquis une expérience en développement informatique avec trois langages et trois systèmes d’exploitation différents, essentiellement C et MS-DOS, sur la fin. J’ai aussi acquis une expérience dans le domaine métier, comme on dit, qui est le nôtre, à savoir ces valeureuses machines où on insère une carte pour obtenir du pognon.

A la fin, j’étais le seul informaticien dans la société. Il y avait eu cette crise vers 92 à 95 et la boite s’était recentrée sur le conseil. Le commercial a alors réussi à me caser comme consultant dans une boite… Je n’ai plus touché une ligne de code depuis. J’ai ainsi été consultant pendant douze ans, variant les missions, mais me concentrant, au bout de deux ans, sur le domaine métier où j’avais le plus de compétence : ces machines. La chance que j’ai eue, c’est qu’on était très peu nombreux dans le domaine.

Ainsi, ayant travaillé pendant vingt-et-un an dans un cabinet de conseil, je me suis retrouvé en permanence casé chez des clients et je n’ai jamais eu l’occasion de faire du management, même si, à une époque, j’avais le titre de « consultant manager »… J’ai développé mes compétences dans les domaines où j’ai travaillé.

Sans le savoir, j’étais devenu un expert. Un expert généraliste, mais bien un expert. Je suis peut-être le type de moins de cinquante ans qui connaît le mieux l’environnement de ces machines et qui ne soit pas arrivé à un poste de direction.

Quand j’ai changé de carrière, me faisant embaucher par un des mes clients, j’ai pu continuer à faire le métier d’expert vers lequel cette carrière m’avait entrainé. C’est d’ailleurs ainsi que j’ai obtenu le titre officiel dans mon contrat de travail.

Je rappelle la définition de l’expert que j’ai mise plus haut : « Son expérience reconnue lui permet d'apporter une réponse argumentée à une demande d'expertise. » En français ça peut donner, par exemple :
-         tiens, voila un dossier, démerde toi avec,
-         dis donc, le bigboss voudrait qu’on fasse ça, dégrossis donc le dossier,
-         ouh là là il faut que j’aille en réunion, je ne connais rien au sujet, toi non plus, tu vas m’accompagner,
-         aie, bordel, on a un audit de la sécurité, tu vas les accueillir et négocier avec eux,
-         putain, il y a les clients qui n’arrêtent pas de se plaindre de tel truc, je n’ai pas le temps de regarder, tu peux le faire ?

Cinquième exemple : moi.

Ben oui ! C’est pour symboliser l’échec du manager.

Après avoir été embauché, la boite a été réorganisée. Un nouveau « domaine métier » est arrivé dans le service transformé en direction. Vu que c’était un sujet que je connaissais un peu vu mon passé de consultant, on a dit : « hop, c’est pour toi. » Il fallait que cela soit quelqu’un du service, pour des raisons politiques, et j’étais le moins incompétent sur le sujet.

Je suis devenu manager officiellement.

Pour l’anecdote, j’ai recruté un consultant pour m’assister. Il était tellement compétent et je n’avais pas de temps à lui consacrer parce que j’avais mon job d’expert à faire. Il a fini par tout faire et c’était très bien ainsi. Il était (et est toujours) très bon. Il a été reconnu par tout le monde comme responsable du domaine, à la grande satisfaction de tous les deux, lui ayant pu faire ce qu’il voulait, encadrer une équipe, tout en multipliant ses compétences dans un domaine à un point qu’il est maintenant notre expert dans ce domaine. Comme il est bon, il peut à la fois être expert et manager. La difficulté va commencer, pour lui, s’il veut continuer à monter dans la hiérarchie, avec une difficulté : il s’enferme dans son domaine de compétences, d’expérience et d’expertise,… alors qu’en lançant le projet sans rien connaître, j’avais renforcé mon expertise généraliste. Hop ! Un domaine de plus…

J’ai été manager quelques années sans absolument rien manager.

L’expert ! Vous n’y comprenez rien ? Pas grave, moi non plus.

Un type qui bosse dans un domaine depuis ans pourra être considéré comme un expert dans ce domaine. Le hasard ou la volonté fera qu’il pourra choisir la suite de sa carrière :
-         continuer dans le même domaine,
-         devenir manager,
-         devenir expert, officiellement, dirais-je.

Dans le premier cas, il aura un bon niveau d’expertise mais risque de perdre le niveau de recul nécessaire pour avoir un job vraiment intéressant. Prenez mon expert NT que je citais. Je l’ai revu 12 ans plus tard. Les technologies Windows étaient bien répandue, les boites n’avaient plus besoin de véritables purs experts techniques, d’autant que les développements s’orientaient vers les technologies web. Il faisait un travail de merde, ou, plus exactement, qui ne m’intéresserait pas du tout. Il est concentré sur l’interface entre le niveau applicatif et les périphériques des machines. Il avait passé les vingt premières années plongé dans du code informatique sans voir le monde bouger autour de lui.

Devenir expert ?

J’aime beaucoup la définition de l’expert sur le site de la Fédération des sociétés d’expertise. Elle pourrait s’appliquer à tout type d’experts : « Il n’existe pas de formation spécifique pour devenir expert : il n’y a tout simplement pas d’école d’expertise en France. L’expertise s’acquiert par l’expérience, une expérience d’au moins dix ans, dans un secteur technique, à l’issue, dans la quasi-totalité des cas, d’une formation d’ingénieur, d'architecte, d'école de commerce... » Ils précisent ensuite qu’il faut une formation ou une expérience d’au moins deux ans acquises avec un autre expert

C’est bien ainsi que je le conçois. Etre expert, c’est connaître un métier mais aussi des éléments d’autres métiers, comme le marketing, le juridique, le back office, le pilotage informatique, la maintenance du matériel,…

Finir une carrière

On pense toujours que c’est important de faire une belle carrière… Mais ce qui est important est de bien la finir. J’ai cité plusieurs exemple, comme ce mécano qui passe chef d’atelier mais perd son boulot dans la pratique, un peu comme moi qui fut manager peu de temps…

Tiens ! Le jeune qui m’a remplacé, il a de fortes compétences métier et techniques et je ne doute pas de sa capacité à manager. Par contre, il risque de piétiner s’il continue à vouloir faire une carrière traditionnelle en remplaçant son propre chef (qui est le mien aussi, d’ailleurs) quand ce dernier partira parce qu’il n’aura aucune compétence métier sur ce qui fait, en gros, les deux tiers du service, les machines pour tirer du pognon et leurs serveurs de gestion. S’il veut poursuivre une belle carrière, il devra prendre l’opportunité d’une réorganisation importante ou arrêter franchement la technique pour travailler au siège de la banque. Ou changer de boite.

L’autre, mon ingénieur système NT a fait une belle erreur. Il s’est dit que Windows NT serait l’avenir, vers 1992. « NT » n’existait pas à cette époque. On parlait de « Chicago », le nom de code du projet chez Microsoft. Il voyait ça comme l’avenir mais a oublié que l’avenir ne s’arrêtait pas à cinq ou dix ans. D’ailleurs, dans notre domaine, il a fallu attendre Windows XP pour qu’un OS fasse l’unanimité. Il s’est enfermé. Au bout de quelques années, la boite a été rachetée par un concurrent ce qui fait que la France n’avait plus le leadership sur les choix technologiques. Il s’est retrouvé ingénieur système en tant que manager d’une équipe de personne, dans le monde Windows. Que fera-t-il dans les dix prochaines années ?

S’il faut accumuler les compétences techniques pendant les dix premières années, il faut ensuite les mettre à profit pour faire autre chose… Et tout le monde ne peut pas être chef de service à 35 ans, sinon le tertiaire serait rempli de chefs de service. Et tout le monde reste chef de service pendant 25 ans…

C’est mathématique.

Pour conclure, je vais revenir à l'article que je mets en lien au début. Les deux personnes interrogées sont spécialisées dans les ressources humaines. Une est coach, l'autre professeur en "ressources humaines". Elle donne des avis sur le management sans en avoir l'expérience. Aucune des deux n'a à faire de management.

Sont-elles des expertes ? Des vraies. Sans la moindre compétence dans leur domaine d'expertise.

13 commentaires:

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    1. Très bon. (Je n'ai vu que les deux premières minutes, ça bloque avec l'iPhone. Mais c'est bien une partie de mon job...)

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  2. Intéressant ton article! C'est toujours intéressant d'avoir l'avis d'une personne qui fait part de son expérience.
    Ce billet a sans doute une résonance un peu plus particulière pour moi, puisque (si tu as le temps de lire mon modeste blog) je vais changer de job prochainement...

    Bref, merci!

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    1. Je lis ton blog mais n'avais pas vu. Je lis trop de blogs pour percuter. J'y retourne.

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    2. oh, je n'en parle peut-être pas de manière explicite... (je me relis à l'instant sur mon blog... :-) )

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  3. Une chose est clair dans ma boite, les experts ne sont pas manager et vice-versa. Si je n'ai rien à reprocher aux désignés "expert" dans le sens expert métier, certains managers devraient s'occuper d'un McDo, et encore je suis méchant avec les managers de McDo et le pire c'est quand ils veulent se mêler au technique . Le management laisse à désirer en France, il y a beaucoup de branle-manette plus occupé à s'occuper d'indicateur, mais ce n'ai pas leur faute.

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    1. C'est un peu le problème : c'est de la faute à personne.

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    2. Je viens de voir ma grosse faute, j'ai honte.

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  4. Bonjour Nicolas,
    L' "expert" en automobile n'est pas forcément bien choisi en automobile à titre d'exemple. Si la quasi totalité est vraiment "experte" en carrosserie (connaissance des déformations) il n'en est pas de même pour la mécanique. J'en ai même vu qui ne savaient pas qu'il y a un régulateur intégré à la pompe à huile, un autre "expert" ignorait que le fait de souder modifiait la structure moléculaire des pièces et donc que certaines pièces étaient strictement interdites à la soudure pour réparation... La liste est longue et tu as parfaitement raison de préciser que l' "expertise" sans pratique technique n'est rien.

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    1. C'est pour ça que j'ai choisi cette profession et que j'ai rebondi sur le carrossier qui se retrouve chef d'atelier en mécanique. Un métier d'expert ne nécessite pas nécessairement un très haut niveau d'expérience ou de compétences.

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    2. J'ai personnellement vécu ces deux situations. Le premier a été viré pour incompétence par son patron et le deuxième a eu de grandes peines à se maintenir à flot et à conclu à : on sait pas!
      Ils manquaient à la fois d'expérience et de compétence dans leur domaine.

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    3. Compliqué. En plus c'est ce qui engendre de la jalousie dans les boîtes. Dans la mienne, je suis un des rares à pouvoir rédiger des rapports mais les collègues ont du mal à comprendre que j'ai besoin d'eux.

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    4. Quand c'est dans la même boîte, d'accord c'est parfois compliqué, quoique...
      Là, en l’occurrence, il s'agissait d' "experts" mandatés par les assurances pour des casses engendrant parfois de très gros frais sur des matériels valant parfois très cher.
      On pourrait penser que ...
      J'en ai eu un autre qui a été très honnête. Il m'a dit : Il y en a pour combien ? Moi, je suis expert de telle spécialité. Il y en avait pour la moitié de la valeur vénale de la machine. Donc, faîtes la réparation et envoyez la facture.
      Comme ça, je préfère. Tout est clair.

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