03 mai 2013

L'avant-projet pour les nuls

Dans tout projet informatique d’envergure, il y a une phase préalable, l’avant-projet, assez peu connue, souvent décriée. Elle est pourtant indispensable et mérite bien un joli billet avec un exemple amusant pour qu’on évite de se faire chier et pour vous permettre de comprendre plus facilement, même s’il y a du boulot.

Un peu de sérieux ! Imaginez que le Comptoir de Jégoun ne soit pas une excellente page Google+ mais une entreprise "vins et spiritueux" qui travaille avec l0% des bistros de France. J'en serais le patron, bordel.

Elooooody est la secrétaire générale. En d'autres termes, elle dirige les services centraux au siège, au Kremlin-Bicêtre : la compta, la facturation, l'informatique, le juridique,...

Melclalex est le directeur commercial. Il est à la tête d'une équipe de commerciaux répartis sur le territoire, chargés de prospecter les nouveaux clients et surtout d'assurer les relations avec les clients déjà "en stock". Ils font un tour mensuel pour présenter les nouveaux produits, prendre les commandes,...

El Camino est le directeur marketing. C'est lui qui gère le catalogue de produits avec les produits traditionnels (Ricard, Coca, ...) mais aussi les produits spéciaux : vins du mois,... Pour ce faire, il a une équipe de prospecteurs, dont FalconHill, chargé de visiter les viticulteurs du Sud Est afin de repérer de bons produits. Il y aussi Juju, par exemple, qui navigue à l'international et Hiéléna en charge des boissons non alcoolisés.

Et il y a une importante division logistique, chargée des entrepôts, des livraisons,...

Le cadre est posé. Vous avez des questions ?

Lors d'un conseil de direction, Melclalex, dit : "j'aimerais bien équiper mes commerciaux d'ordinateurs portables pour saisir directement les commandes des clients et leur présenter les produits."  En tant que patron, je réponds "Hein ? Ils n'en ont pas ? Je ne m'étais jamais posé la question." Tous les patrons sont à la ramasse.

David, représentant des salariés : "Dites, les gars, on ne pourrait pas avoir des tablettes, plutôt, c'est beaucoup moins lourd ?"

Je dis "banco ! On va voir." Je réfléchis quand même. L'utilité est évidente. La société gagnera en coût de traitement et en image de marque...

Je demande donc à chaque direction de détailler les impacts pour elle et d'éventuels autres besoins. Je confie à Elooooody la coordination initiale et aussi une estimation des coûts à grosses mailles.

On fait un rapide brain storming. Il y a les coûts :
- des tablettes, investissements donc amortissements, maintenance,
- de télécommunication (forfaits 3G sur les tablettes),
- de développements informatique des applications et des logiciels sur les serveurs,
- d'hébergement (au sens large) des serveurs.

Je propose à Elooooody de prendre rapidement un consultant généraliste qui devra nous assister pendant la phase de conception. Je l'autorise donc à dépenser jusqu'à 30000€. Elle choisit Bembelly à cause de la légende.

Dans ce billet, je ne peux pas parler uniquement de picole, il fait un noir et du sexe.

La pré-étude est lancée.

Un mois après, nous avons les chiffres et les besoins. Nous nous réunissons à nouveau et papotons. L'instinct initial est le bon : le projet est "profitable". Pendant ce mois, j'aurais consulté des concurrents, le syndicat,... Aucun produit sur le marché ne répond à nos besoins, bien trop spécifiques !

D'ailleurs vous les avez oubliés. Pire ! Vous les avez déformés. Vous vous êtes dit qu'on voulait une application iPad pour prendre les commandes des clients parce que c'est ce qui saute aux yeux. Moi, qui suis le patron, j'ai rebondi sur une demande de mon directeur commercial. Je vous la rappelle : "j'aimerais bien équiper mes commerciaux d'ordinateurs portables pour saisir directement les commandes des clients et leur présenter les produits." Et de David qui a dit qu'on pourrait passer aux tablettes.

On s'imagine donc un catalogue avec les produits et d'un système pour préparer les commandes : nombre de bouteille de coca, de litres de rouge,... Or notre cœur de métier, le plus par rapport aux concurrents, est notre équipe marketing qui va étudier l'offre pour faire de sympathiques propositions aux patrons de bistro.

Il s'agit de donner des outils à un commercial pour donner envie à un patron de bistro de proposer à ces clients un petit vin de pays repéré par Falconhill ou un thé au houblon trouvé par Hiéléna. Le but du projet n'est pas de faire un développement informatique mais de gagner du pognon en vendant plus !

Il n'empêche : les coûts du projet sont compatibles avec notre budget. On peut donc passer à la première phase : l'avant-projet.

Vous imaginiez déjà des informaticiens à l'ouvrage ? C'est raté.

D'autant que l'avant projet est le thème de ce billet.

La mission de Bembelly est prolongée. Il est nommé responsable de projet. Il a trois mois pour en bâtir l'ossature. Sa mission :

Petit 1 : définir exactement les besoins.
Petit 2 : repartir le projet entre les équipes informatiques.
Petit 3 : affiner les coûts, les plannings.
Petit 4 : penser aux détails. Ben oui ! Vous avez pensé à la formation des commerciaux pour éviter qu'ils merdent chez les clients ? Vous avez pensé aux tests de l'application (l'homologation), pour s'assurer qu'il n'y aura pas de régression et d'erreurs face au client.

Paf ! Le coût initial vient d'augmenter de 50%... Sinon, on risque de perdre des clients qui se retrouveraient sans Ricard mais avec 200 caisses de coca.

Petit 5, tant que j'y suis : est-ce que nous ne pourrions pas mutualiser les développements avec d'autres boîtes ?

Je résume. Une fois l'avant projet terminé, nous pourrons lancer les développements et tout ça... Mais nous n’en sommes qu’à l’avant projet.

De quoi s’agit-il ? Il s’agit de faire le tour du projet avec « méthode ». C’est pour ça que les gens n’aiment pas les avant-projets : il faut une méthode, respecter des documents, des normes, …

Par exemple, on a vu plus haut qu’on se trompait sur le périmètre du projet : il ne s’agit pas d’avoir un machin pour prendre les commandes mais d’un truc pour présenter des produits à un patron de bistro pour lui donner envie de proposer des produits à des clients. C’est important de le rappeler. Il faut entrer en situation. Un patron près de la caisse du comptoir pour surveiller le service avec en face de lui un commercial et, entre eux, une tablette que le commercial « lira à l’envers » (puisqu’elle sera tournée vers le patron) et qui fera défiler des pages selon les réponses et les questions du patron.

Proposons une méthode.

Chapitre 1 : introduction

On y rappellera les enjeux du projet, les contraintes, le périmètre, …

Chaque détail a de l’importance. Tiens ! Les contraintes. L’application doit être opérationnelle pour les commerciaux. Quoiqu’il arrive. Et y compris quand il n’y a pas de connexion à Internet. Un informaticien serait parti bille en tête avec un joli serveur interfacé avec une base de données commerciales issues du marketing (fiches produit,…) et le fichier des clients pour passer des commandes. Ben non ! Il faut que les informations soient en local, dans la tablette, avec une synchronisation quand la connexion Internet est établie. Les données commerciales et les informations propres au client doivent être dans le truc en permanence.

Ca conditionne toute l’architecture qu’on avait pu imaginer ! Pire ! Le machin pouvant fonctionner « off line », il n’y a plus besoin de connexion 3G, le commercial fera la synchronisation en Wifi quand il sera chez lui.

Le périmètre ? On doit ainsi aller de la phase commerciale de présentation des produits, jusqu’à pouvoir rappeler au client ses dernières commandes, saisir des commandes, … Il nous faut donc un interfaçage avec l’ancien système de gestion des commandes et des clients. Cette interface deviendra le nœud du projet, ce qui délimite le périmètre entre le nouveau système et l’ancien. C’est essentiel : il faut que les systèmes soient interopérables (en français : puissent causer entre eux) et on aura fatalement des évolutions de l’ancien, ce qui n’était pas prévu au programme.

Chapitre 2 : l’ancien système

On y décrira précisément le mode de fonctionnement de l’entreprise et donc le travail du commercial. On peut supposer, par exemple, que le matin il prépare sa journée en commençant par se renseigner sur les nouvelles offres. Après, il va voir les clients, étudie les commandes à faire puis tente de caser des nouveaux produits. Au fur et à mesure, il remplit un bon de livraison. Le soir, il le faxe et un opérateur saisit la commande. Je dis ça au hasard, ce n’est pas mon job.  Mais cette visite au client devra avoir été préparée : le bon de commande ne sera pas vierge mais comprendra la liste des produits habituellement commandés par le client, les quantités, … pour ne rien oublier. C’est donc bien avec un vrai listing que le commercial commencera sa journée.

Tiens ! Et qu’est-ce qu’on fait des opérateurs quand ils n’auront plus de boulot ? Ah ! Merde ! Mon projet contient une composante sociale…

Tiens ! Et avec le nouveau système, comment le commercial sera informé des nouvelles offres alors qu’il les recevait, auparavant, par courrier ?

Tiens ! Nos catalogues sont faits au format A4. Les produits doivent maintenant être présentés au format « tablette » (16/9). Il faut qu’on refasse tout ! Comment vont faire nos « FalconHill » à la recherche des petits vins de pays pour faire leurs plaquettes de présentation ?

Tiens ! Que fait le commercial si le patron n’est pas là ? Il laisse le catalogue… Mais alors ? Le machin sur tablette, on en fait quoi ? Il faut donc maintenir un catalogue papier en plus de la tablette ? Doit-il être A4 comme l’ancien ?

Tiens ! Et si le patron n’est pas là au moment de passer la commande, on fait quoi ? Il le fait par téléphone ?

Tiens ! Et le double de la commande qu’on laisse habituellement au client ? On « l’imprime » comment ?

On va se retrouver avec des problèmes bien éloignés de ceux qu’on imaginait au départ avec notre tablette… C’est toute l’organisation qu’il va falloir revoir. On est très loin d’un projet informatique.

Je prends au hasard mon dernier exemple, le double de la commande. Si le patron est sympa, il acceptera de la recevoir par mail. Sinon, il faudra bien que le commercial se déplace avec une petite imprimante (moins de 100 euros) et du stock de papier.

Chapitre 3 : l’organisation cible

Il va falloir décrire ce qu’on attend de lui… Tout compris, puisqu’avec le chapitre 2, on se retrouve avec un catalogue papier qu’on pensait supprimer.

Il y a bien sûr la phase commerciale avec l’application sur la tablette, mais il faudra couvrir toutes les facettes du métier, en décrivant le rôle de chacun des acteurs, ce qu’il attend. Par exemple, le FalconHill voudra pouvoir disposer d’un logiciel qui lui permette de faire ses présentations de produits au nouveau format. Il lui faudra donc un logiciel, une formation, des moyens pour alimenter le catalogue de la société (un mail, quoi !)…

Je ne vais pas détailler : il s’agit de décrire le fonctionnement de l’entreprise une fois qu’elle aura changé.

Chapitre 4 : les fonctions informatiques

J’accélère : à partir de l’organisation cible, on va pouvoir déterminer les fonctions informatiques qu’il faudra mettre en œuvre, ce qui permettra de préparer les cahiers des charges pour chaque intervenant, chaque acteur de l’informatique.

Stop !

Vous pourrez rajouter un tas de chapitres : la migration (ben oui, comment on fait pour passer d’un système à l’autre ?), la sécurité (ben oui, on accède à l’informatique par Internet et des couillons de commerciaux vont se promener avec des iPad qui pourront se faire voler comprenant une partie du fichier client qu’il faudra déclarer à la CNIL, …), les exigences en termes de performances (ben oui, s’il faut cinq minutes pour ouvrir une session pour répondre à une question d’un client, ça ne serait pas génial), …

Résumons tout ça

Nous étions partis de l’idée fougueuse d’un directeur commercial qui voulait que ses commerciaux présentent leur catalogue à partir d’une appli pour tablette et en trois mois de travail, le périmètre a été complètement modifié parce qu’il a fallu faire une analyse complète de tous les processus.

Le coût a évolué mais à la marge uniquement (il va falloir acheter des imprimantes…).

Un informaticien serait parti bille en tête. Une application pour iPad qui va accéder à une application d’un serveur avec la gestion de la base des clients et des commandes d’un côté et le volet commercial de l’autre. On aurait eu une application dont il aurait été très fier mais que les commerciaux n’auraient pas pu utiliser dans les bistros au pied des tours de la Défense : la 3G ne passe pas. Si on avait découvert ça après les développements informatiques, il aurait fallu tout repenser : les coûts auraient été presque doublés puisqu’il aurait fallu redévelopper une grande partie.

Pire ! Les commerciaux n’auraient pas pu se « saisir » du nouvel outil à cause de plusieurs défauts (ben oui, sans imprimante pour faire la copie de la commande…) et auraient donc refusé tout changement.

Pourtant, personne n’aime ces études préalables ou avant-projets… De la paperasse, du formalisme, …

Personne n’aime ça ? Sauf moi

En menant ce projet, Bembelly aura eu l’occasion de se mêler et de connaître tous le processus commercial de l’entreprise, de la rédaction de l’offre jusqu’au travail au quotidien des opérateurs de saisie, des commerciaux… C’est passionnant.

Il aura du faire face à des résistances ! Le directeur commercial, tiens ! Il aura voulu imposer une nouvelle informatique à ses employés sans savoir quels sont leurs besoins réels, comme fournir un récépissé d’une commande à un vieux client ronchon qui utilise des formulaires papiers depuis 40 ans. Bembelly aura du aller voir des commerciaux alors que leur chef ne voulait pas, pensant tout connaître. Et Bembelly aura sauvé la peau du chef qui voulait un système informatique qui n’aurait pas fonctionné.

Passionnant.

C’est dommage que je ne puisse pas parler de mon job…

(illustration)

22 commentaires:

  1. Et moi, évidemment, alors que tout le monde a trouvé un boulot, je continue à pointer à Pôle Emploi !

    C'est du racisme idéologique, rien de moins !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Pas du tout. Vous intervenez dans une phase ultérieure du projet : rétablir le français dans les spécifications techniques.

      Ce n'est pas un cadeau mais ça vous paiera 10 ans de bière.

      Supprimer
    2. Bien. Un exercice préparatoire : l'application iPad doit interfacer la base client via le hub partagé avec la comptabilité tout en évitant d'impacter le modèle de données.

      Supprimer
    3. La légende? Si c'est avec Elooooody, OK! J'accepte!
      (Elo'Dy, MP) ;-)

      Supprimer
    4. J'ai bien compris que Messire Bembelly voulait interfacer la base client d'Élodie-pleine-d'o, mais après je sèche un peu.

      (En tout cas, je vous préviens : si jamais il lui impacte la base de données, il ne faudra pas compter sur moi pour élever l'enfant !)

      Supprimer
    5. On trouvera des homos pour l'adopter.

      Supprimer
    6. Ah ! oui, heureusement qu'on les a, ceux-là !

      Supprimer
  2. C'est parti pour une formation "conduite de projets"
    Ah miel ! On est dimanche !
    Tiens, le Vieux a pas publié sa photo ! ...
    Plein de bises

    RépondreSupprimer
  3. Mouarf!

    Une légende qui choisit une légende...

    RépondreSupprimer
  4. Effectivement, tout projet doit se planifier à l'avance au risque de voir des imprévus qui augmenteraient les coûts prévisionnels. Le meilleur moyen est de consulter les spécialistes avant même de se lancer. Cela évitera des complications éventuelles.

    RépondreSupprimer

La modération des commentaires s'active automatiquement deux jours après la publication des billets (pour me permettre de tout suivre). N'hésitez pas à commenter pour autant !