Notre doux métier d'informaticien est
semé de réunions, que l'on appelle Groupe de Travail, Workshop,
Task force, Comité de suivi, Comité projet, Comité de
coordination, Comité de pilotage et j'en passe, en ayant déjà fait
des billets pour rigoler de cette multiplication des prétextes pour
mettre autour d'une table des gens qui se croient importants et pour
cette hiérarchie des centres de décisions. On entendra par exemple
souvent : « le Groupe de travail a escaladé auprès du
Comité de Pilotage », ce qui veut dire que « les
imbéciles ayant participé à la réunion ont été incapables de se
mettre d'accord et ont donc décidé d'en référer à l'échelon
supérieur. »
Tout cela est bien drôle. Imaginons
que l'on soit une dizaine autour d'une table, les neuf autres
adoptent une position mais je suis contre. Ils vont donc dire que la
décision a été prise à la majorité, ce qui n'est pas
nécessairement vrai. Par exemple, si mon refus est motivé par des
raisons fortes, comme le fait qu'on n'a pas de budget pour travailler
sur un sujet, je peux volontiers m'asseoir dessus. Je ne le fais pas
à chaque fois, pour ne pas passer pour un peine-à-jouir et, quand
je le fais, je le fais assez discrêtement pour ne pas aboutir à la
sacro-sainte escalade. J'arrive donc subtilement à refuser toute
décision qui n'ait pas été validée par ma hiérarchie (ben oui,
je suis payé pour faire ce qu'elle me dit de faire, pas pour faire
ce qu'un Comité machin dit qu'il faut que je fasse).
Alors, à la réunion suivante, il y a
toujours un guignol qui me critique et dit « ah ! Mais ça
a été acté par le GT ». L'emploi du verbe « acter »
est généralement
une
faute de français, d'autant plus inexcusable que ce terme n'est
pas beau. Les mots ont un sens et Google est ton ami. « Acter »
revient à prendre note, par écrit, une décision sur un acte. Et,
toujours en français, un acte n'est pas n'importe quoi et n'est en
aucun cas une décision prise par un groupe d'andouilles.
Dans une entreprise, il y a toujours
des « échelons supérieurs » qui peuvent annuler les
décisions des clampins et je sais assez bien en jouer même si je ne
gagne pas à chaque fois, notamment quand le jeu n'en vaut pas la
chandelle, mais à partir du moment où je suis à une réunion sans
mes supérieurs hiérarchiques directs, je ne prends jamais « acte »
de la parole de cette réunion, non pas parce que je refuse le
consensus mais parce que les décisions consistent généralement à
donner du travail supplémentaire à quelqu'un, donc à générer des
charges et du retard dans les projets.
Cela étant, il me faut bien répondre
quand, à la réunion suivante, un lascar (ou une gonzesse,
d'ailleurs, cette locution me paraissant plus employée par des
femmes pour des raisons que je n'exprimerai pas pour ne pas passer
pour un odieux machiste) sort : « oui, mais cela a été
acté. »
Tout d'abord, à la réception du
compte rendu indiquant cette décision, s'il y en a un, il faut
répondre : « ben oui, mais représentant la société
machin, je n'étais pas d'accord. » Il y a d'ailleurs de moins
en moins de comptes rendus de réunion formels parce qu'ils peuvent
être cassés par une simple phrase. Faire semblant « d'acter »
des décisions va à l'encontre du consensus ce qui fait souvent
passer les rédacteurs pour des trous du cul et donner de
l'importance à la négation des écrits.
Alors quand un type me dit « ça
a été acté », je réponds : « non, tout le monde
était d'accord avec un point sauf mois et comme personne n'a
escaladé auprès d'un échelon supérieur (et que j'ai temporisé),
on ne peut pas considérer qu'une décision a été prise. » Ne
rigolez pas. Le fonctionnement en entreprise, dans le cadre des
projets, ne peut pas être considéré comme démocratique. Il n'y a
pas des individus qui votent pour prendre des décisions mais qui
expriment un point de vue. S'il est accepté par tous, il est soumis
à la hiérarchie et généralement accepté mais cette hiérarchie a
également des chefs, eux-même avec d'autres chefs et le tout
jusqu'à un décideur suprème, souvent bien loin des projets en
question. On s'attachera à ne pas « escalader trop haut »
pour ne pas déranger le Conseil d'Administration avec des bêtises
mais le fait est que n'importe quelle décision peut être cassée.
Mais les sous-fiffres aiment bien
expliquer qu'ils ont pris des décisions, qu'ils ont eu le dernier
mot, souvent parce qu'ils en ont besoin dans leur carrière
professionnelle, non pas pour dire qu'ils ont pris la bonne décision
mais pour convaincre qu'ils gèrent les projets correctement. Ils
n'ont pas compris le processus décisionnel dans une entreprise. Si
ma boite me laisse la représenter, c'est bien pour que ma hiérarchie
puisse me donner tort si je raconte des bêtises et pour pouvoir se
donner le temps de la réflexion.
Toujours est-il que le mot « acter »
est extrêmement fort. A la limite, seul un notaire ou un type avec
du poil dans les horaires peut acter en modifiant un document validé,
un contrat,... ce qui n'est jamais très simple, surtout en
entreprise, où le contrat a été signé avant le lancement du
projet. Un groupe de travail ne peut pas prendre acte d'une
modification du contrat.
Dans un prochain billet, nous
étudierons le mot « escalader ». Très pratique quand on
n'est pas d'accord. Toujours le même lascar va faire un constat
d'échec : « on n'est pas d'accord, on va escalader ».
Et moi : « heu, ça servira à quoi, c'est nous qui
connaissons les aspects techniques du dossier, si on fait chier nos
chefs avec cela, ils ne vont pas apprécier, d'autant qu'ils seront
presque obligés, eux-mêmes, d'escalader au niveau au-dessus. C'est
bien à nous de prendre la décision. » « Ah mais tu es
le seul opposé aux autres, c'est de ta faute si on escalade ! ».
« Ben non, la responsabilité est collective, vous me faites
changer les termes d'un contrat et vous allez perdre. »
Ce qui nécessite d'être sûr de soi.