Je discutais avec un de nos ingénieurs systèmes, hier. J’ai
appris sa démission. Je m’en doutais un peu et je me suis gentiment foutu de sa
gueule. Il m’a alors répondu qu’il n’était pas le seul. J’ai dit que je savais
pour machin et machin mais il m’a dit qu’il y avait aussi truc. Je vais l’appeler
ainsi, « truc », pour des raisons de confidentialité et tout ça.
Quand la boite a été créée, nous avons repris un nouveau
secteur d’activité. Personne ne connaissait le domaine. J’étais le moins
ignorant, néanmoins, mais aussi le plus expérimenté parmi les potentiels chefs
de projet et le plus habitué, en tant qu’ancien consultant, à appréhender des
sujets inconnus. J’ai donc été nommé chef de projet pour ce truc. Pour ces deux
trucs, pour être précis, car le machin s’est étoffé. Parmi les cinq ou six
projets menés par la boite, c’était les deux les plus faciles techniquement. J’ai
donc recruté un consultant, truc, qui connaissait bien le « domaine métier »
(on va dire que, beaucoup plus jeune que moi, il était passionné et le
connaissait mieux) et la technique. On a monté le truc, lui pour les aspects
informatiques, moi pour la partie organisationnelle. Ayant autre chose à faire,
je lui laissais un peu quartier libre. Finalement, il a fini par passer pour chef
de projet aux yeux de tous mais mon nom est resté dans l’organigramme, même
après qu’on ait fini par l’embaucher car, dans la firme, il est compliqué de
changer un organigramme.
Il avait la reconnaissance de fait. Il a pu embaucher un
jeune collaborateur et prendre deux consultants pour gérer la croissance de l’activité.
Toujours est-il qu’hier, l’ingénieur système qui se barre m’en
a appris de belles. Il y a environ 18 mois, le directeur de notre département,
mon « N+2 » est parti, et « truc » s’était mis dans le
crane, qu’il allait le remplacer, gravissant ainsi deux échelons hiérarchiques
d’un coup ! A 35 ans… C’est un type de près de vingt ans de plus qui l’a
remplacé, 20 d’ancienneté dans la maison mère et 30 ans dans le domaine.
Je n’en revenais pas de tant de prétention et d’ambition. Je
n’ai rien contre l’ambition mais ça me gêne profondément de voir un type surévaluer
ses capacités à ce point, même s’il est réellement très bon. Pour faire un
parallèle, c’est un peu comme si le chef du rayon boucherie d’un hypermarché,
excellent gestionnaire, excellent boucher et excellent commerçant, voulais
devenir directeur du magasin d’un claquement de doigt, s’affranchissant des
domaines qu’il ne connait pas (fruits et légume, droguerie,…) et des autres
tâches de direction (ressources humaines, marketing, juridique,…).
Lors de cette discussion, en plus de nous deux, il y avait
deux collègues qui ne disaient rien : je suis donc le premier à avoir donné
un avis. Ils ont acquiescé. L’ingénieur système a fait l’avocat du diable, du
genre : ah mais son service est celui qui tourne le mieux. C’est vrai mais
j’ai rappelé que ce n’est pas un service mais un projet, avec un chef et trois
collaborateurs, que le chef n’avait qu’un rôle de chef de projet et pas de
management « humain » de ces troupes. J’ai aussi rappelé qu’une
partie de la réussite avait reposé sur moi (ce dont je me fous). J’avais lancé
le truc, définit les relations avec les clients et les fournisseurs tout en
obtenant de la direction qu’une partie des développements soient faits en
interne, ce qui fait qu’il y a réellement une équipe. Peu importe, me
direz-vous mais j’ai horreur des types qui mènent leur carrière en se faisant
passer pour seul acteur de la réussite de ce qu’il a en charge.
Dans la discussion, j’ai dit que c’était la première fois
que je voyais ça en près de 27 ans de métier (ce qui n’est pas vrai, d’ailleurs,
quand j’ai commencé, en 1987, à 21 ans, j’avais trois collègues de moins de 30
ans dont les dents rayaient le parquet mais je n’en ai plus vu après). En fait,
dans l’informatique, on se fout souvent de ces conneries : ce qui importe
est l’intérêt du boulot et la fiche de paye. On peut faire de belles carrières
mais il n’y a aucun plan de carrière (d’ailleurs je pense que j’ai fait une plus
belle carrière que les trois lascars que j’ai connus en 1987). Les trois autres
participants à la conversation étaient d’accord avec moi d’autant qu’ils
regardaient leurs propres cas… L’ingénieur m’a pourtant confirmé que truc avait
réellement un plan de carrière et j’étais sidéré. A 35 ans, il aurait dû être
directeur de département et à 45 membre du conseil de direction d’une grosse
entreprise ou un truc comme ça.
Ce matin, en réfléchissant à tout ça, j’ai passé en revue
ces 27 ans et les gens que j’avais connus. J’ai immédiatement pensé aux trois
lascars dont je parlais dans mes parenthèses mais ils étaient jeunes. Cela
représente des dizaines de personnes. J’ai connu un tas de types qui se
croyaient bons et pensaient que leur carrière se ferait naturellement mais
seulement deux qui affichaient ouvertement une volonté d’être chef à la place
du chef dont une qui l’aurait probablement été suite à un départ en retraite si
la boite n’avais pas été réorganisée… Quant à l’autre, il a réussi en
magouillant mais s’est tellement fait détester qu’il a fini par chercher du
boulot ailleurs. En fait, j’ai connu plus de types qui se retrouvaient chefs
malgré eux suite à des mutations internes que de types l’étant par ambition. Du
genre : ah ben machin prend sa retraite, tu ne voudrais pas le remplacer ?
J’en ai même connu qui ont refusé des postes… Dont moi, d’ailleurs, par exemple
quand j’ai laissé ma place à truc. J’avais trouvé des tâches plus intéressantes
et le reporting à une direction, des clients,… la gestion de clients m’emmerdait
prodigieusement.
En revanche, j’ai connu des consultants très ambitieux mais
c’est un métier particulier vu qu’il génère une proximité avec la hiérarchie et
qui nécessite d’être bien vu de cette hiérarchie pour augmenter son taux de facturation
et donc son salaire.
Pourtant, je voyais bien truc faire carrière. Il avait (je
parle au passé comme s’il était déjà parti…) de grandes qualités, outre le fait
qu’il soit bon. Il parlait bien, était bosseur,… Il avait une grosse tare :
un problème à l’écrit, incapable de faire un document qui n’était pas rempli de
fautes. C’est assez fréquent mais à un niveau de hiérarchie, il faut savoir faire
des notes de synthèse, des présentations,… Il avait aussi ce que je considère
comme un gros défaut : il se prenait au sérieux.
Sa carrière était tracée. Quand on a changé de directeur (le
poste qu’il visait), le big boss a annoncé une réorganisation pour la fin 2014
(nous y sommes, c’est dommage d’aller voir ailleurs) car ils voulaient se
laisser le temps (pour l’imaginer mais aussi la faire valider par les
actionnaires, les représentants du personnel,…). Il allait forcément grimper d’un
échelon (et pas de deux comme il voulait), notre chef commun ayant pris aussi
du galon, elle allait être obligée de se séparer d’une partie des activités. Il
allait donc se retrouver au même niveau hiérarchique que lui, avec un périmètre
évidemment plus réduit.
Je dois avouer que je n’ai jamais pensé à ma carrière en
termes de niveau hiérarchique sauf sous un angle : plus on monte, plus le
job est intéressante et plus on a de poids dans les décisions. Ainsi, parmi mes
collègues, la seule ambition que je vois est de devenir clairement responsable
d’une application ou d’un projet tout en accumulant les connaissances pour
élargir son périmètre. Personne ne cherche à monter dans la hiérarchie :
cela finit naturellement par arriver au fil des nouveaux projets et des
réorganisations.
Truc veut être chef. Après analyse, le connaissant bien vu
que je l’ai « managé » pendant des années, je pense qu’il cherche une
reconnaissance, qu’on lui montre qu’il est bon et qu’il a les capacités à
exercer des responsabilités, ce qui est complètement con dans notre domaine. Si
on est bon, la hiérarchie nous fout la paix et on pèse beaucoup plus sur les
décisions, les collègues nous font confiance,…
C’est étrange et ça me travaille au point d’en faire un
billet de blog sur le type de sujet que je n’aborde absolument jamais.
Ton parallèle avec le boucher du supermarché qui devient chef de magasin est pourtant ce qui se passe dans plus de la moitié des magasins, le poste de charcutier traiteur est celui qui dégage le plus de marge et c'est une récompense, il reste au nouveau directeur de s'entourer des bonnes personnes aux fruits et légumes, crèmerie et autres produits frais.
RépondreSupprimerJe connais un peu, j'ai bossé dans le secteur.
Mon exemple est mal choisi, alors ! Mais je suppose qu'ils ne deviennent pas chef du jour au lendemain et qu'ils passent par un poste d'adjoint.
SupprimerJ'en ai connu un dans le plus gros magasin Leclerc de Nantes qui a été nommé directement directeur du magasin sans passer par des cases intermédiaires.
SupprimerLe poste de responsable Boucher Charcutier Traiteur est le plus pointu du magasin et c'est lui qui gère tout le personnel du rayon en plus des achats
Pourquoi pas, s'il était très fort !
SupprimerDans mon domaine, j'ai vu des petits jeunes accéder à de hautes responsabilités mais c'était parce qu'ils avaient la confiance du grand chef pour mettre en oeuvre des grosses réformes.
Le moteur de l'ambition est toujours de quelqu'un est toujours un peu secret et énigmatique.Il peut changer au cours du temps. Il est fonction de son Education, du rapport aux parents. Cela dépend aussi du milieu social. Aux US, ils disent être greedy ou pas au sens être gourmand.
SupprimerCela a l'air de te travailler. Normal.
Ce n'est pas que ça me travaille. Ca ma surprend disons. On bosse dans un domaine hyperspécialisé. Outre les capacités managériales et techniques liées à l'informatique, il faut beaucoup de compétences métier pour surnager et devenir soit chef soit expert comme moi. Il faut des années pour les acquérir. Ça se sait dans le domaine et ce gars le sait. Il est le plus jeune chef de projet et seul à avoir une équipe et autant d'autonomie. C'est quand même assez facile de s'analyser. Par exemple, je suis celui qui a le plus de compétences transverses que les autres du service à part le directeur et les deux chefs dans les domaines qui leur sont propres. Par contre je n'ai pas les compétences techniques et managériales ou organisationnelles. Je ne me fais aucune illusion.
SupprimerC'est quand même facile de se documenter sur le management (Il y a une telle prose, souvent assez drôle avec du recul, pour le savoir). Il doit faire lui-même son orientation de carrière en se détachant de la technique et se concentrer sur le métier.
Je vais te donner un exemple. Il est responsable des serveurs de gestion des terminaux de paiement de nos banques. L'autre jour, un gars de son équipe est venu me poser une question : son buraliste refuse les cartes sans contact et lui dit que c'est parce que c'est lui qui paye quand une carte volée est utilisée sur son terminal. Il y croyait pas. "Truc" n'a pas su lui donner la réponse. Moi non plus d'ailleurs, on ne peut pas tout commettre. Par contre truc n'a pas su prendre du recul et analyser la situation. Les 10 ou 15 ans d'expérience de plus m'ont permis de le faire (c'est très simple : il n'y a pas de saisie du code confidentiel ou d'autre moyen de sécurité spécifique, c'est une facilité "offerte" aux commerçants pour avoir moins de queue aux caisses et donc moins de frais tout en gérant moins de liquide, donc moins de frais de gestion : quand il y a une fraude, ils payent).
SupprimerIl faut qu'il apprenne. Même sur son domaine il ne peut pas tout connaitre donc doit savoir analyser. Comment peut-il monter pour s'occuper en plus des domaines qu'il ne connait pas, à savoir les serveurs de gestion des distributeurs de billets, les distributeurs de billets (qui appartiennent aux banques contrairement aux terminaux de paiement et les serveurs de gestion des cartes) ?
C'est une telle évidence qu'il ne se rend même pas compte de son niveau d'incompétences. Et si je connais tout ça, c'est bien parce que j'ai dégagé la technique, pour laquelle j'étais bon, pour me concentrer sur le transverse.
Je continue dans un autre commentaire.
Au premier semestre, j'ai scotché le président de la filiale arrivé un an avant. Sur un détail, je connaissais mieux le fonctionnement de la structure qu'il dirigeait auparavant. Je dis bien un détail. C'était au cours d'une réunion avec une quinzaine de personne. Il a souri, l'air de dire : chapeau. C'était un truc que je n'avais aucune raison de savoir mais que je savais. S'il ne m'avait pas donné raison nous aurions dépenser 15 000 euros pour rien.
SupprimerBref, je m'en fous, c'est mon job. J'ai gagné quelques mois de salaire en trois minutes.
C'est le genre de détail qu'aime la hiérarchie, qui est forcément coupée de la technique.
Truc devrait le savoir. On ne fait pas que gérer des serveurs : on a des opérateurs au bout.
Le président de la boîte se fout des performances exceptionnelles de nos systèmes. Il a aussi à répondre à des actionnaires sur le coût de son truc et les impacts pour les clients (qui sont les actionnaires).
En voulant accélérer son ascension, truc se précipite vers son niveau d'incompétence. Alors qu'avec mes dix ou quinze ans de plus, je suis mieux payé et m'occupe de trucs plus intéressants.
Tiens. Tu parlais des USA. Chez eux, contrairement à chez nous, ils font une différence entre l'expertise et le management.
SupprimerEn France, la tradition est de faire monter en hiérarchie le plus compétent. Il est d'ailleurs surprenant que le principe de Peter (et celui de Dilbert, plus drôle : il faut mettre les incompétents à des niveaux hiérarchiques plus haut pour qu'ils ne puissent plus nuire).
La monétique échappe à cela vu son niveau de spécialisation.
Il y a aussi un effet lié à la seniorité. Il est clair qu'en France la seniorité n'est pas consacrée. Vu tous les seniors qui se retrouvent au chômage.
SupprimerJe ne suis pas d'accord avec toi, je pense que la compétence est beaucoup plus préivilégiée aux US que la capacité managériale. Du moins, dans la filière IT. Je pense le contraire de toi.
SupprimerJe pense aussi que tu es assez exceptionnel. Le blogage t'a donné la capacité à sortir une spec transverse bien écrite en peu de temps. Ce qui est une sacrée compétence. Et aussi la capacité à argumenter, convaincre et terminer les sujets. TRUC n'est sûrement pas blogueur, il doit passer son week end à jouer au foot, sortir en boite pour embaler une pétasse et s'acheter des polos à la mode. Ceci fait la différence. Le blogueur passe son temps à réfléchir.
SupprimerJe réagis à ton avant dernier commentaire : on est d'accord. Mais je pense qu'aux US on laisse mieux fleurir les compétences IT ou, du moins, les deux parallèlement.
SupprimerJe réagis aussi à ton dernier commentaire (du mois celui de 16h24). Je vais être vache mais tu as tout faux. Je te passe le fait que le blogage n'a rien à voir, je suis comme ça. Truc a une copine et n'a pas le dernier tee shirt à la mode. Il ignore probablement la mode plus que moi.C'est un excellent technicien et au fond de lui, il se dit (à juste titre) qu'il est le meilleur et peut donc être le chef. Il oublie qu'il faut des andouilles comme moi pour négocier les budgets.
Je me suis trompé sur TRUC mais tu sous estimes les effets du blogage.
SupprimerPas vraiment, c'est le contraire, c'est le fait que je m'intéresse à des domaines plus larges que le mien qui fait que je "blogue bien". Mais avec les blogs, je prends de l'expérience.
SupprimerJe vais donner un exemple. J'ai un jeune collègue qu'on a pris pour ses compétences techniques et le fait qu'il connaisse un peu le métier. Il vient de me poser une question du genre "pourquoi on fait comme ça ça ne serait pas mieux de faire ainsi ?". Pensant à cette réponse que je t'ai faite, je l'ai pousser dans ses retranchements pour l'obliger à réfléchir...
SupprimerJe vais te donner un autre exemple parce que c'est un boulet depuis des années pour moi...
Quand un distributeur de billet a une panne, il renvoie un "code incident" au serveur qui le gère. Sur certains codes incident, les opérateurs font toujours la même manipulation par exemple redémarrer la machine à distance.
Ma théorie est que si sur un code incident, en faisant toujours la même action, la panne est réparée, est qu'il faut que l'automate fasse tout seul une action sans demander au serveur qui demandera lui-même à un opérateur.
Ben non, ils refusent. Ils n'avaient jamais imaginé une autre solution et ne peuvent pas concevoir autre chose, voir la chaîne de traitement dans sa globalité car ils connaissent bien le fonctionnement des serveurs et les tâches des opérateurs sans se poser la question du logiciel de la machine.
J'espère avoir été clair.
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerIl faut d'abord dire qu'en France, les compétences managériales sont malheureusement privilégiées, pour des bonds de carrière hiérarchiques, à l'expertise. Ce qui fait que les experts n'ont pas véritablement de carrière. La seule boite que je connaisse en France qui a dessiné une véritable carrière, c'est Schneider Electric. Pour le reste, ce qui est privilégié, c'est le comportement pseudo managérial, le look et finalement quelque part les compétences. Parfois, je me demande si ce n'est pas à cause de cela qu'on décroche aussi en France. Dans les entreprises aux US, ils font aussi très attention aux compétences, beaucoup plus qu'ici en France.
RépondreSupprimerOn est d'accord !
SupprimerOn est d'accord, disais-je, mais je bosse dans un domaine où les compétences sont très précises dans le domaine métier, ce que je disais plus haut. Donc les compétences sont bien mises en avant. Mais c'est en réponse à un autre commentaire que je vais poursuivre ma réponse.
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